Corruption,arnaque et littérature: les prix littéraires en question.

Chaque année, un lundi de novembre, deux auteurs de romans français font l’ouverture du journal télévisé de 13 heures : le lauréat du prix Goncourt (créé en 1903) et celui du Renaudot (créé en 1926). Qu’un pays mette ainsi sa littérature à l’honneur devrait réjouir tous ceux qui défendent les livres. Pourtant, à chaque fois, ce ne sont que sourires en coin et accusations : les jurés, inamovibles, ne seraient pas indépendants, les prix seraient truqués, et les éditeurs s’entendraient pour se partager le gâteau. Trois d’entre eux, Gallimard, Grasset et Le Seuil, à force d’avoir leurs habitudes sur les podiums, sont même confondus sous le sobriquet commun de “Galligrasseuil”.

Tout serait donc attendu, prévu, verrouillé. Le lauréat n’aurait qu’à se réjouir d’avoir été là au bon moment pour servir les intérêts de sa maison, empocher l’argent, se taire, disparaître même parfois, “tué” par le succès. Il ne faudrait surtout pas qu’il se mette à croire qu’on a distingué son livre et son talent. Si la mécanique était aussi bien huilée, l’affaire serait entendue : les prix auraient disparu, emportés par le ridicule et le discrédit. Mais ils survivent, dans un labyrinthe d’intérêts symboliques, politiques et financiers dont les composantes changent périodiquement.

A ce titre, l’année 1995 est exemplaire, parce qu’elle “fait désordre”. On voyait Grasset qui a quasiment obtenu, depuis 1986, un Goncourt tous les deux ans vainqueur à coup sûr avec le roman de Franz-Olivier Giesbert, La Souille. Et voilà que le jury a élu Andreï Makine, l’auteur du Testament français (Mercure de France), qui venait de recevoir, une semaine auparavant, le prix Médicis (ex-aequo) (Le Monde des 8 et 15 novembre). C’est une première. Un auteur ne s’était jamais vu décerner, la même année, deux des plus importantes récompenses littéraires. Comme si, à la traditionnelle guerre entre éditeurs, venait s’ajouter une guerre entre jurys.

Les Goncourt se sont enorgueillis de leur choix comme d’un acte de liberté. “C’est la preuve que c’est le livre qui compte”, commentait Didier Decoin, nouveau juré. Une affirmation qui serait superflue si aucun doute ne pesait sur la désignation des lauréats. A qui la faute ? Aux jurés ou à tout un système qui ne pouvait naître qu’au pays où chacun, même un ancien président de la République, veut écrire des romans ? En France, l’impact, non seulement symbolique mais économique, des prix littéraires prend une tournure particulière. Le public français achète les romans primés, et au premier chef le Goncourt, sans savoir que les choix entretiennent des rapports parfois vagues et lointains avec la qualité des textes.

Certes, les jurys se sont inévitablement “souvent trompés” (le Nobel lui-même n’a-t-il pas négligé Proust, Joyce, Borges et quelques autres ?), et on n’en finit pas de rappeler les noms des Goncourt “qui ne disent plus rien à personne” alors que l’académie a couronné si peu de grands écrivains.

Mais, aujourd’hui, même ces luttes d’influence, ces empoignades d’un pays qui a un rapport “passionnel” à sa production romanesque, semblent ne plus être le véritable enjeu de la “machine des prix”. Depuis une dizaine d’années, celle-ci ne répond plus guère à des critères de goût, à la défense de tel ou tel courant littéraire. La crise économique à laquelle est confrontée l’édition rend le système d’autant plus pervers que l’obtention régulière d’un grand prix surtout le Goncourt devient pour certaines maisons une nécessité, voire un enjeu vital. C’est de là qu’est née la lutte au couteau entre les trois rivaux-complices du triangle “Galligrasseuil”, dont aucun, bien sûr, n’avouera les moyens mis en oeuvre pour “fidéliser”les jurés (salaires ne correspondant pas à un travail, à-valoir excessifs, etc.).

L’équilibre économique de ces maisons dépend-il vraiment des prix ? Antoine Gallimard, PDG des éditions du même nom, et Claude Cherki, PDG du Seuil, ont la coquetterie d’afficher, l’un et l’autre, un air dégagé. “Pour nous, c’est la cerise sur le gâteau, lance Antoine Gallimard. Autrefois, on se disait qu’un prix allait ajouter des bénéfices à une année équilibrée. Aujourd’hui, je cherche à dégager des bénéfices quoi qu’il arrive.”

Cela dit, pour une petite maison comme le Mercure de France (filiale de Gallimard) dont le déficit net annuel est de 3 à 4 millions de francs le Goncourt est une aubaine, reconnaît Antoine Gallimard : “Le Makine apportera une bouffée d’oxygène au groupe en aidant à compenser les déficits du Mercure.”

On peut sourire de la distance que semblent prendre MM. Gallimard et Cherki avec les prix. Mais il est vrai que les recettes d’un Goncourt, si elles peuvent doubler le chiffre d’affaires d’une petite maison, ne représentent qu’une faible part d’augmentation pour des entreprises comme Gallimard et Le Seuil, qui s’appuient à la fois sur un fonds important et sur une production étendue (littérature, sciences humaines, jeunesse, poche, etc.).

La vente d’un Goncourt va généralement de 150 000 à 400 000 exemplaires sauf mauvaise surprise, ou très bonne (L’Amant, de Duras, a atteint le million en 1984). Un Goncourt à 300 000 exemplaires (d’un livre vendu 100 F) intervient pour 3 % dans le chiffre d’affaires de la maison Gallimard (environ 550 millions de francs par an), pour 5 % dans celui du Seuil (environ 300 millions de francs).

Pour Gallimard et Le Seuil, les prix servent surtout à attirer ou à retenir des écrivains “chatouillés” par l’envie de récompenses. “Ce que se rappelleront les gens, explique Claude Cherki, ce n’est pas les livres que nous avons publiés à la rentrée, c’est si nous avons eu ou non des prix. Ce qui est gênant, c’est que, même si on peut se passer des prix financièrement, ils se rendent indispensables en termes d’image.”

Pour Grasset, en revanche, dont la production est essentiellement centrée sur les nouveautés de la rentrée romanesque, plusieurs années successives sans Goncourt constituent un manque à gagner plus profondément déséquilibrant, même si la maison est adossée à un grand groupe, Hachette. Un Goncourt à 300 000 exemplaires représente une part de 11 % du chiffre d’affaires annuel (environ 140 millions de francs). “Toutefois, précise Jean-Claude Fasquelle, le PDG de Grasset, il y a cent cinquante best-sellers dans l’année et seulement cinq grands prix littéraires, dont trois font vraiment vendre. Garcia Marquez et Umberto Eco n’ont pas besoin d’eux. Ce qui m’agace, c’est quand interviennent des critères extérieurs à la qualité des prix, comme des règlements de comptes entre jurys.”

Faut-il déduire de cette profession de foi que les “critères extérieurs” seraient plus nuisibles que les critères “intérieurs”, moins visibles et plus complexes, gouvernés par les jeux d’alliance entre maisons rivales ? Sans compter que la face cachée de l’iceberg se situe du côté des filiales et des éditeurs diffusés par les grandes maisons. Ainsi les prix décernés aux Editions de Minuit, de l’Olivier ou à Phébus intéressent directement Le Seuil, qui diffuse ces éditeurs. Gallimard, via sa société de diffusion (CDE), est très concerné cette année par l’attribution du Femina à Emmanuel Carrère (Gallimard est entré dans le capital des éditions POL, diffusées par le CDE).

Ces enjeux économiques grandissants doivent-ils faire désespérer de la possibilité de distinguer et promouvoir des “textes” et non des “marques” ? Au sein même des maisons qui se battent pour les prix, on commence à murmurer que le système actuel, avec ses jurys cooptés à vie, “a fait son temps”, qu’il est bloqué et discrédité. Intellectuellement sans doute.

Et, pour l’image de la littérature française à l’étranger, le mal est déjà fait. Les éditeurs, qui, souvent, achètent d’abord les droits des ouvrages couronnés, se font une mauvaise idée de la production romanesque française… En attendant de n’en avoir plus aucune idée ? Mais tant que les prix seront rentables, tant que le public français sera au rendez-vous, leur pérennité semble assurée.

Marion Van Renterghem


Petit traité d’habileté académique

Comment les Goncourt font-ils pour être au bon moment “là où on ne les attendait plus”, pour échapper au discrédit qui les menacerait si les rumeurs de septembre devenaient, systématiquement, information en novembre ? Ils semblent avoir un sixième sens, un instinct de survie. Qu’on en juge :

1984 : Bernard-Henri Lévy publie son premier roman, Le Diable en tête (Grasset). Les Goncourt n’aiment guère couronner un premier livre de peur, comme c’est arrivé, que leur lauréat ne publie plus rien ensuite. Mais Grasset veut le Goncourt, et Lévy aussi. Tout est “calé”, on le dit, c’est sûr, les autres éditeurs pensent déjà à l’année suivante. Le Goncourt est attribué à Marguerite Duras pour L’Amant (éd. de Minuit). Un écrivain incontestable pour un roman publié chez l’irréprochable éditeur de Samuel Beckett, Jérôme Lindon.

1990 : un grand journaliste rêve du Goncourt, comme un enfant. Philippe Labro, auteur Gallimard à succès, ferait un très convenable Goncourt populaire, à très grosses ventes. D’autant que Gallimard n’a pas eu le prix depuis 1985 et que Grasset l’a eu en 1986 et 1989. Mais il est aussi le puissant directeur d’une grande radio, RTL. Donc “encombrant”. le Goncourt revient à Jean Rouaud, pour un premier roman (mais oui !), Les Champs d’honneur, publié par Jérôme Lindon.

1995 : Grasset, qui n’a pas eu le Goncourt en 1994, (mais en 1991 et 1993 toutefois) le veut “à tout prix”, dit-on. Deux écrivains reconnus sont au rendez-vous, François-Olivier Rousseau et Hector Bianciotti. Mais le directeur de la rédaction du Figaro, Franz-Olivier Giesbert, qui n’en est pourtant qu’à son troisième roman, est aussi sur les rangs et, très vite, favori. Inconvénient : pourquoi Giesbert quand on jugeait Labro auteur plus accompli gênant ? On entendait déjà les commentaires. Le prix est décerné à Andreï Makine, publié au Mercure de France par Simone Gallimard, qui vient de mourir (le 22 octobre).

Josyane Savigneau

LE MONDE /PRIX LITTERAIRES ENJEUX ECONOMIQUES ET POLITIQUE

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